Une préface de Gaston Paris au livre de Eugène Rolland :
Devinettes ou énigmes populaires de la France. Paris 1877
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On commence enfin à comprendre en France l'intérêt qui s 'attache aux productions anonymes de la littérature populaire, transmise depuis un temps immémorial d'une génération à l'autre. L'étude de ces monuments d'une archéologie spéciale a été inaugurée en d'autres pays, notamment en Allemagne et dans les pays slaves, sous l'influence du sentiment national. La grande réaction contre une civilisation trop uniforme et trop purement rationnelle qui a marqué le commencement de notre siècle a trouvé là une de ses expressions. La France a pris une faible part à ce mouvement: il ne pouvait avoir pour un pays fortement unifié et profondément pénétré des idées de civilisation générale le même intérêt et la même valeur que pour les nationalités encore hésitantes qui cherchaient à tâtons à se former une conscience historique, et d'ailleurs il appartenait à un ensemble de sentiments dirigés contre l'ascendant français. On a mieux saisi l'importance de ces questions quand elles sont entrées dans la phase purement scientifique, quand la comparaison des diverses littératures populaires a posé le problème complexe de leur origine et de leurs rapports. On s'est aperçu alors que la place réservée à notre pays dans la grande étude d'ensemble qui se poursuit activement était presque vide, et pour ce qui touche les matériaux à rassembler et pour ce qui regarde les conclusions à en tirer. On avait trop facilement admis l'épuisement du sol français pour cette flore primitive qu'on croyait disparue devant les progrès de la culture. De récentes recherches ont montré que c'était là une grave erreur : chansons, contes, superstitions, proverbes, s'ils ne sont peut-être pas chez nous aussi abondant et aussi archaïques que chez d'autres peuples moins avancés dans la civilisation moderne, s'y trouvent cependant en grand nombre; ces vieux trésors, il est vrai, n'apparaissent pas à fleur de sol, mais il suffit de creuser légèrement pour en découvrir de riches dépôts. M. Rolland est un de ceux qui ont entrepris ces fouilles attrayantes avec le plus d'intelligence et d'activité. Il vient de publier la première partie d'une vaste collection qui fera époque dans ces recherches,
la Faune populaire de France, et il fait paraître depuis peu de temps, avec un autre savant d'une érudition aussi ingénieuse que variée, M. Henri Gaidoz, un recueil périodique destiné, sous le titre heureusement trouvé de Mélusine, à rassembler sous toutes leurs formes et dans toutes nos provinces les restes du vieux folk-lore français. Le petit livre auquel il m'a demandé de joindre quelques pages d'introduction est borné à un genre tout spécial, bien humble en apparence et même bien puéril aux yeux de quelques-uns, mais qui n'en a pas moins son intérêt dans la grande enquête que poursuit la science contemporaine et qu'elle ne suffira pas à mener à bonne fin.
Le goût des énigmes, des devinettes, pour employer le vrai mot français, est, comme on sait, de toute antiquité, et se retrouve chez les peuples les plus divers. Ce serait une tâche assez piquante, mais qui demanderait de longues recherches, que d'écrire l'histoire de cet amusement intellectuel, qui non-seulement est parfois devenu un genre littéraire, mais qui a joué, à certaines époques, un rôle important dans la religion, dans la philosophie, voire dans la politique. Depuis les énigmes védiques jusqu'aux combats à coups de devinettes des dieux scandinaves ou des minnesinger allemands, depuis la fameuse question du Sphinx jusqu'à la philosophie des énigmes du P. Ménétrier, depuis la reine de Saba jusqu'à Mercure galant, depuis la devinette qui, dit-on fit mourir Homère de dépit jusqu'à celles qui amusent tant les Wolofs, quelle variété, quels contrastes, et cependant quelle analogie fondamentale! Rien qu'à vouloir indiquer quelques uns des points de vue intéressant qu'offrirait un pareil sujet, je dépasserais les bornes de cette préface. Je ne dirai rien non plus de la nature de l'énigme, des raisons qui expliquent la faveur dont elle a joui, des différentes formes qu'elle a revêtue. Je n'essaierai même pas de tracer les limites délicates qui séparent l'énigme savante ou littéraire de l'énigme vraiment populaire : c'est une distinction capitale, mais à vouloir l'exprimer je me laisserais entraîner trop loin. Je me bornerai à une remarque importante : c'est qu'il faut distinguer entre énigmes de mots et les énigmes des choses : les secondes seulement sont vraiment populaires et conservent souvent des traces des plus anciennes conceptions humaines. Il n'y a qu'un pas, en effet, de la métaphore à l'énigme, et on sait le rôle immense qu'a joué la métaphore dans le développement de la langue et dans la formation des mythologies. L'énigme est une métaphore ou un groupe de métaphores dont l'emploi n'a point passé dans l'usage commun et dont l'explication n'est pas évidente : or beaucoup d'entre elles remontent à une époque où les objets extérieurs frappaient l'esprit humain autrement qu'ils ne le font aujourd'hui, et par conséquent lui suggéraient des métaphores qui nous semblent peu compréhensibles au premier abord, mais qui nous charment quand nous en avons la clef, parce qu'elles réveillent en nous les impressions confuses de périodes disparues dans ce grand développement auquel nous avons participé par nos ancêtres.
Mais le recueil de M. Rolland, en dehors de ces considérations générales, appelle l'attention sur un point tout particulier, les énigmes se retrouvent souvent presque identiques chez des peuples et dans des temps fort éloignés. Quelle est l'explication de ce fait? C'est ce qu'on cherche depuis longtemps. Bien des systèmes ont été construits et soutenus avec érudition, et on les a crus démontrés jusqu'à ce que des faits nouveaux fussent venus les ébranler. Tous se ramènent à deux hypothèses principales, celle de l'origine commune et celle de la transmission. D'après les uns toutes la littérature populaire des peuples indo-européens remonte à une époque antérieure à leur séparation, à une époque où ils ne connaissaient pas encore l'usage des métaux, n'avaient pas vu la mer et menaient la vie de pasteurs. Suivant les autres, nés dans un lieu déterminé, qu'il s'agit de retrouver pour chacun d'eux, les monuments de cette littérature se sont propagés d'un peuple à l'autre par l'intermédiaire d'individus isolés. Une troisième hypothèse, séduisante au premier abord, ne plaît guère qu'à ceux qui ne se sont pas occupés spécialement de ces études : c'est celle de l'identité des procédés de l'esprit humain. Je ne dirai pas vers quelle solution j'incline : il faudrait d'abord savoir si la même solution est applicable à tous les faits. En voici un ou deux tirés des énigmes recueillies par M. Rolland, qui permettent au lecteur de se rendre compte du problème et d'y appliquer ses réflexions. Sous le n°71 de ce recueil on trouve trois formes françaises, une forme allemande et une forme anglaise de la même énigme, ingénieuse et originale à coup sûr, celle du poisson qui est dans sa maison (l'eau) : on vient pour le prendre, on l'entoure (avec un filet), la maison se sauve par les fenêtres, et l'habitant est prisonnier. Aux exemples français j'en ajouterai un du XVI° siècle : "En ma maison j'étois en repos, mes ennemis m'ont environné, ma maison est sortie par les fenêtres et je suis demouré prins." Comment expliquer l'existence de cette devinette en trois langues? Dira-t-on qu'elle a été inventée séparément par les Allemands, les Anglais et les Français? C'est bien peu probable. On supposera sans doute que les Anglais et les allamands étant de même race, l'énigme est germanique, et que les Français l'ont emprunté. Soit, mais cette même énigme se retrouve en russe sous plusieurs formes. En voici une : "La maison fait du bruit, les habitants sont muets; des gens sont venus, ils ont emporté les habitants, la maison est sortie par les fenêtres." Une autre débute exactement comme l'énigme anglaise : " Des voleurs sont venus, ils ont pris les habitants, et la maison est sortie par les fenêtres". Faut-il admettre que la forme première remonte à la période où les Slaves et les Germains ne formaient qu'un peuple et n'avaient qu'une langue? C'est alors dans cette langue qu'elle aurait été composée, et elle aurait passé en allemand et en russe en subissant les transformations de ces dialectes? Passe encore. Mais si l'énigme en question se retrouvait dans quelque autre langue romane, on hésiterait à admettre l'emprunt : on n'y croirait sans doute plus si on la recueillait en Grèce ou dans les pays celtiques; il faudrait alors la faire remonter pour le moins à la période européenne, quand les nations grecque, italique, celtique, germanique et slave n'étaient pas encore séparées. Seulement connaissait-on alors les filets? Rien ne nous l'indique dans le vocabulaire de nos langues. Puis il n'y aurait rien d'étonnant à ce que la même énigme, comme plusieurs autres, fût découverte chez des peuples étrangers à la famille indo-européenne, chez les Basques, chez les Lapons, chez les Chinois ou chez les Nègres. Pour les faits de ce genre, il faut le reconnaître, toutes nos explications sont jusqu'à présent insuffisantes.Voilà une énigme frappante par sa similitude absolue chez des peuples très divers. D'autres sont curieuses par la haute antiquité à laquelle remonte leur popularité, qu'elles n'ont pas encore perdue. Telle est celle que des pêcheur d'Ios proposèrent à Homère et que son génie ne suffit pas à [...]
(Cette anecdote est racontée dans la biographie d'Homère du pseudo -Hérodote; M. Ehlers semble croire qu'elle est tirée d'un drame satyrique.) Cette même anecdote se retrouve dans Symposius, au VI° siiècle (XXX) :
Est nova notarum cunctis captura ferarum,
Ut si quid capias, id tecum ferre recuses,
At si nil capias, id tu tamen ipse reportes
Ele ne se perdit pas au moyen âge : Pierre Grognet en donne deux formes, l'une latine :
Ad silvan vado venatum cum cane quino :
Quod capio perdo, quo fugit hoc habeo;
L'autre française
A la forest m'en voys chasser Avecques cinq chiens à trasser; Ce que je prend je pers et tiens, Ce qui s'enfuyt ay et retiens.
Elle reparait au XVI° siècle sous diverses formes latines et on voit par les exemples que donne M. Rolland qu'elle est encore populaire en français, en allemand et en gascon. Faut-il croire à une coïncidence, à une transmission ou à une origine commune? Le gibier que chassent les héros de l'énigme existait sans doute chez les pères de notre race, mais sera-t-on disposé à croire que les nations indo-européennes, en quittant leur première patrie pour aller conquérir le monde, emportèrent avec elle cette devinette aussi que son objet?
Bien d'autres rapprochements curieux s'offrent à chaque page du recueil de M. Rolland, et la plupart ont été indiqués par lui; d'autres se trouvent dans les livres auxquels il renvoie; d'autres lui ont échappé; d'autres encore, et plus nombreux surgiront à la suite de nouvelles recherches.
Un jour peut-être les matériaux rassemblés et classés permettront d'arriver à une conclusion, et l'énigme que posent toutes ces énigmes finira par trouver son Eodipe.
On a remarqué ingénieusement que la plus ancienne et la plus célèbre des énigmes grecques avait pour sujet l'homme lui-même, conformément au génie du peuple qui avait fait sa devise de [...]. Se connaître elle-même, c'est aussi le but que l'humanité moderne poursuit ardemment par la science, et elle ne considère comme indifférent rien de ce qui peut lui servir à s'en rapprocher.
Gaston Paris.