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Parlez-vous reptilien ? par Brigitte Beaumont  

         Brigitte Beaumont raconte depuis quinze ans des histoires qu'elle improvise avec le public en tricotant ses mots au fur et à mesure que lui sont proposés les personnages et les situations qui jaillissent.

    Ici, elle engage à sa manière une réflexion autour du langage symbolique qu'elle prolongera dans les prochains numéros du bulletin, en nous dévoilant certaines de ses expériences de travail.


    Je suis souvent un peu réticente quand j'écoute des contes qui viennent de très loin : les contes africains, chinois, amérindiens. Je les regarde faire, ces contes, dans mon corps, dans ma tête : c'est comme si j'étais dans leur pays, comme si je les visitais, mais en touriste ! Je les vois bouger, me sourire, aller à leurs affaires, mais je ne comprends pas ce qu'ils veulent me dire. Ou si je crois les comprendre, c'est grâce à une traduction que je fais à moi-même, en transposant… Mais comment savoir ce qu'ils signifient vraiment, dans leur langue, dans leur culture à eux ?

    Et puis parfois, (ça ne m'arrive pas souvent, malheureusement), c'est la fulgurance. Au milieu de cette visite guidée en pays étranger, un coup de sang au coeur : sans savoir comment ni par quoi, je suis saisie, rejointe, nouée, par un détail, une image ou une situation de cette histoire lointaine.

   Je crois pouvoir dire, pour ce qui me concerne, que l'émotion qui naît dans ces moments-là, (et que ma tête enregistre), est quelque chose en moi de beaucoup plus profond, comme un paysage très très ancien et pourtant intemporel dans lequel je me promènerais pendant que j'écoute l'histoire. Je suis incapable de décrire ce paysage. c'est quelque chose comme un fatras, un monde chaotique et magnifique à la fois, des montagnes de petites choses hétéroclites, de myriades de gens dont certains que je reconnais au passage. Mais tout ça ne grouille pas, ne s'agite pas comme dans les films, au contraire : ce lieu est un monde en attente, en chantier.

    C'est comme si je faisais deux choses en même temps. Une chose très active : écouter un conte et une autre très impalpable et sans matière, qui est de rôder dans ce possible paysage de ma très ancienne mémoire. Gaston Bachelard appelle cette errance la rêverie poétique.

    Et le bonheur suprême pour moi survient quand, au coeur de cette rêverie poétique, je vois tout à coup l'histoire que j'écoute faire irruption dans mon paysage. Mais attention ! Pas comme un martien ! Non : l'histoire s'installe comme chez elle parce qu'elle se pose justement à l'endroit où elle était nécessaire. A ce moment, dans mon paysage, les mots n'ont plus d'importance. Mais ils ont accompli ce pour quoi ils ont été inventés : par le biais de ce choc émotif, ils me font glisser sur un autre plan, me permettant en un éclair de saisir telle cohérence ou telle incohérence de mon paysage, me mettant en évidence des sens pluriels qui m'étaient jusque là restés cachés. Sans aucun mot, je sens que le monde s'ordonne et l'histoire que j'écoute y participe. Dans ces moments de grand bonheur, quelque chose de moi s'accorde à l'univers.

   Quand j'écoute un conteur, je sens très vite s'il est ou non, en communication avec son paysage intérieur. Et bien souvent, je souffre de ce que la langue qu'il emploie soit si pauvre en efficacité symbolique. Contes des pays lointains ou histoires bien de chez nous, je reste étrangère à ces paroles qui ne me concernent pas vraiment. J'attends l'étincelle, la rencontre, l'irruption dans mon monde à moi, au-delà des mots…

    Comment leur en vouloir?
    Il n'y a pas trop d'endroits dans la vie courante pour s'initier ou s'exercer à la langue symbolique : il ya bien la pub, les médias, mais ces langages-là n'ont rien de subtil. Quant aux livres d'où sont tirés la plupart des contes qui circulent, ils se soucient comme d'une guigne d'aider le collecteur à comprendre ce qui se joue en arrière-plan des contes en question !
   Je regrette que les formations de conteurs ne comportent pas plus souvent des apprentissages de la langue symbolique. Bien sûr, ce serait un drôle d'enseignement, puisque par définition, le symbole échappe au langage. Il faudrait trouver d'autres moyens, essentiellement artistiques sans doute : travailler sur l'architecture des églises romanes, visionner et débattre sur des films comme Stalker (Tarkovski), La Double vie de Véronique, créer des mandalas, travailler sur la symbolique des couleurs, inventer des rites, etc.
    J'aimerais bien participer de temps en temps à un travail sur ce thème, soit sur un week-end, ou sur une ou deux journées dans l'année, non pas pour "parler de " mais pour expérimenter, pour inventer des situations où on se mettrait en flagrant délit de langage symbolique.

Septembre 1996

* Les travaux actuels sur le cerveau humain ont montré que l'activité symbolique de la pensée a son siège dans la partie la plus ancienne de notre cerveau : le reptilien, (500 millions d'années) qui assure la partie la plus vitale et la plus instinctive de notre vie, à égalité avec la respiration, la sexualité, l'instinct de survie et le comportement rituel.
  

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